Paroles d’expert : Kais Kaâbi, Jomaa SA : « une prise de conscience des clients qui favorisent le prix au détriment de la qualité »
La société Jomaa a démarré ses activités en 1986. Autrement dit, plus de 35 ans qu’elle opère dans le domaine du pneumatique. Depuis plusieurs années, elle se pose sur ce marché en tant que leader. Dans cette interview, son directeur technique, Kais Kaâbi, revient sur le marché du pneumatique dans l’activité poids lourd et livre les secrets du succès de la société.
Comment se porte le marché du pneumatique poids lourd ?
En 2004/2005, le marché connaissait une forte progression accompagnée d’une explosion en nombre de sociétés. Et le parc des poids lourds s’est considérablement élargi aidé par les solutions financières offertes par le leasing aux propriétaires de projets. Le marché du pneumatique a suivi cette évolution connaissant également une grande progression qui s’est traduite par le passage du pneumatique Tubetype (pneu doté d’une chambre à air) vers des pneus avec une carcasse acier de type Tubeless, étant donné que la sécurité a plaidé en faveur de ce dernier grâce à une extraordinaire amélioration au niveau sécuritaire.
À l’exception des dimensions 24 pouces que chaussent les camions porteurs 8X4, le marché du pneumatique tunisien n’a connu depuis aucune évolution, contrairement au marché mondial où nous parlons désormais de pneus connectés et avec des puces intégrées.
Comment se justifie ce déphasage technologique avec le marché mondial ?
La conjoncture était (et est encore) défavorable sur le marché tunisien. Seules les sociétés bien structurées et gérées de façon optimale ont pu évoluer et continuer à travailler. Aujourd’hui, les sociétés de transport galèrent à cause de difficultés du marché et de la réalité économique du pays. Elles sont souvent contraintes d’opter pour des produits dits Budget qui sont moins chers par rapport aux produits premium où sont enregistrées les plus importantes avancées technologiques.
Nous assurons la formation aux sociétés dans l’objectif de hisser le niveau de compétence dans le domaine pneumatique
Quelles différences y-a-t-il entre les catégories de pneus poids lourd ?
Il existe trois catégories de pneus. Il s’agit tout d’abord de la catégorie premium, technologiquement développée avec des mélanges de matières de bonne qualité procurant de la longévité aux pneus. Puis, il y a les produits de Tier 2 avec un bon rapport qualité-prix susceptibles de donner satisfaction aux utilisateurs du poids lourd. La troisième catégorie concerne les produits de Tier 3 ou la gamme de produits dits Budget. Ceux-ci sont des pneus mono-vie qui s’usent plus rapidement en comparaison avec les deux autres catégories.
Comment pouvez-vous expliquer l’important écart de prix entre ces catégories ?
L’achat de la gamme premium est une opération financière particulièrement avantageuse pour l’entreprise car le coût de revient au kilomètre sera largement inférieur par rapport à un pneu d’entrée de gamme malgré un coût à l’achat plus important. L’écart de prix entre les produits premium et ceux dits Budget varie de 20 à 30%. Néanmoins, la longévité des pneus de la première catégorie est deux fois plus élevée.
En fait, la durée de vie d’un pneu va de 100.000 jusqu’à 500.000 km. Sur cet intervalle très large, nous ne pouvons pas déterminer la durée de vie d’un pneu parce que son usure dépend de plusieurs facteurs comme le comportement de conduite du conducteur, la qualité des routes, l’état mécanique du camion et la qualité du produit.
Il s’agit encore du contrôle et de la maintenance préventive. A titre d’exemple, une baisse de pression aura un impact sur l’usure du pneu. Selon une étude effectuée par Michelin, une pression diminuée de 20% cause un rendement kilométrique moins performant de 19% et un surcoût de 23%, d’où l’importance de l’assistance technique.
Les gestionnaires de parcs sont-ils conscients de cet enjeu ?
Le calcul du coût kilométrique ou horaire est un problème récurrent que nous constatons souvent chez les gestionnaires de parcs. Le métier de gestion des pneus est très complexe étant donné que le choix du pneu poids lourd dépend de plusieurs critères. Il doit être fait suivant la position sur le camion parce que cette dernière détermine le type de sculpture du pneu. Il existe des pneus pour essieux directeurs, pour essieux moteurs ou essieux tractés. En respectant la position de chaque pneu, nous atteignons un pourcentage élevé en termes de performance. Hélas, sur le marché tunisien, les pneus dits toutes positions sont les plus utilisés parce qu’ils sont faciles à gérer sur le plan logistique. En revanche, ils n’assurent pas un rendement optimal.
Sur le marché tunisien, les pneus dits toutes positions n’assurent pas un rendement optimal
A titre indicatif, un pneu dit toutes positions n’atteint que 70% de performance par rapport à un pneu conçu pour supporter les essieux moteurs. Le deuxième paramètre consiste à choisir les pneus selon le type d’utilisation, sachant que la segmentation mondiale les classe en pneus autoroutiers, de transport régional, d’hiver, le mixte route-chantier, de carrière (off road) et l’utilisation spécifique à l’instar du militaire. Au niveau national, il n’y a que trois catégories, soit le transport régional et le pneu mixte (chantier-route) et de carrière.
En résumé, il faut prendre en considération les deux axes position et utilisation dans le choix du pneu. En outre, dans l’exploitation d’un parc en général, la charge la plus importante est liée à la consommation de carburant et au pneumatique. Ces deux aspects sont étroitement liés parce qu’une bonne géométrie et une pression correcte sont les moyens les plus efficaces pour réduire leur charge. Toute diminution de pression est accompagnée d’une augmentation de consommation de carburant.
Quelle gamme de produits est commercialisée par la société Jomaa ?
Nous proposons une gamme complète couvrant les trois catégories Premium, Tier 2 et Tier 3 : Michelin et Pirelli pour les marques premium, la marque GITI, classée 10e à l’échelle mondiale, et la marque BFGoodtrich pour le Tier 2. Et concernant l’entrée de gamme, nous avons les marques King Long et Tigris (sous-marque de Pirelli).
Quelles parts de marché détient la société Jomaa ?
Nous détenons 38% de parts du marché formel. Nous essayons de maintenir le même niveau malgré une concurrence de plus en plus rude avec l’entrée de nouveaux acteurs. Nous avons toujours réussi à avoir des parts de marché variant de 38 à 42%.
Comment expliquez-vous cette résilience malgré une conjoncture défavorable et une concurrence de plus en plus féroce ?
La société Jomaa ne vend pas que des pneus mais plutôt un package complet qui inclut son expertise, l’accompagnement, le suivi et l’assistance technique. Notre équipe technique se déplace au parc pour analyser les pneus usés afin d’identifier la cause principale de l’usure. Cette étape nous fournit un feedback et une idée sur la manière d’utilisation étant donné que le type d’usure du pneu pourra être causé par un problème de sous gonflage, de sur-gonflage, de surcharge, d’arrachement, de mauvaise affectation, etc.
Ensuite, nous déterminons un plan d’actions pour ramener nos pneus à faire beaucoup plus de kilomètres grâce à la maintenance préventive dans le but de fidéliser le client. Nous faisons aussi le suivi en contrôlant la pression, l’usure, l’alignement, car un défaut d’alignement de 1 millimètre par exemple aura un impact sur le rendement kilométrique du pneu allant de 7 à 10%. En outre, depuis quelques années, nous disposons d’un atelier mobile doté de tous les équipements nécessaires pour se déplacer sur les lieux de travail et effectuer les mêmes opérations de montage et démontage que ceux opérés dans le parc pour le poids lourd et le génie civil.
Hisser le niveau de compétence dans le domaine pneumatique
Quid de la formation ?
Le métier de transport fait appel à des connaissances techniques de plus en plus complexes. Le conseil et les services autour du pneu sont en effet autant importants que la qualité du produit. Ils participent au même titre à l’obtention du meilleur coût kilométrique et horaire. Pour cela, nous assurons la formation aux sociétés depuis 2000 dans l’objectif de hisser le niveau de compétence dans le domaine pneumatique.
Nous proposons la formation des chauffeurs, des formations spécifiques dédiées aux chefs de parcs, aux opérateurs s’occupant du montage, démontage et du creusage. Nous organisons des séminaires où nous rassemblons un nombre important de personnes, de même que nous offrons une formation spécifique pour chaque société.
Quel impact du marché parallèle sur votre activité ?
Le marché informel s’accapare plus de 55% de tout le marché pneumatique. En effet, c’est non seulement la sécurité des personnes qui est en jeu mais également l’économie du pays. Pour un pneu, il y a une première vie, puis il y a une deuxième vie avec le recreusage, et une troisième avec le rechapage (enlèvement de la bande de roulement usée en la remplaçant par une autre), sachant qu’un pneu rechapé en Europe est le miroir d’un pneu neuf avec parfois des performances similaires.
Malheureusement, l’activité de rechapage a été impactée en Tunisie à cause du marché parallèle puisque ce dernier propose des prix au même niveau que ceux des pneus rechapés qui coûtent 40% moins qu’un pneu neuf. La concurrence imposée par l’informel a poussé les sociétés à abandonner cette activité.
Quelle solution pour contrer ce fléau ?
Il n’y a pas vraiment de solution immédiate en l’absence d’une volonté de l’Etat. L’unique solution passe par une prise de conscience des clients qui favorisent le prix au détriment de la qualité. Nous essayons toujours de la faire à travers l’assistance technique et les conseils donnés à la clientèle ainsi qu’à travers le calcul des performances qui prouve la supériorité des produits du marché formel.
Il faut comprendre que sur le marché parallèle, les marques sont inconnues et ne sont pas homologuées et n’assurent aucune norme de sécurité avec une absence de garantie ainsi que le non-respect des conditions de stockage étant donné que la manière dont les pneus sont stockés est très importante. Elle a une incidence sur leur qualité et leur rendement.
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