L’ANME (Agence nationale de maîtrise de l’énergie), chef de file du projet de la mobilité électrique, se démène depuis 2017 pour définir les contours d’une politique nationale efficiente en faveur du véhicule électrique. Aujourd’hui et malgré le long chemin déjà parcouru, le chantier se poursuit.

Fethi Hanchi, directeur général de cette agence gouvernementale, revient dans cette interview sur les batailles gagnées jusque-là et le chemin restant à parcourir vers l’électromobilité.

A titre de rappel tout d’abord, quelles sont les dates-clés par lesquelles est passé le projet de la mobilité électrique ?

Nous avons commencé à travailler sur le projet de la mobilité électrique depuis 2017 en constituant une équipe de travail composée des représentants de différents ministères concernés et du secteur privé comme la Chambre syndicale des concessionnaires et le Groupement des pétroliers. Une étude a d’abord été effectuée, dirigée par les experts de l’ANME autour des expériences mondiales dans l’électromobilité, les orientations et les politiques adoptées par d’autres pays ayant permis d’y développer le transport électrique.

Nous avons pris comme échantillons la Chine, l’Union européenne et les Etats-Unis étant donné qu’ils investissent énormément dans la mobilité électrique mais également la Norvège où le nombre de véhicules électriques dépasse 40% du parc automobile global. En même temps, nous avons analysé le système d’importation de voitures en Tunisie à l’époque dans le but de déterminer et de cerner les différentes charges fiscales appliquées sur l’importation et la commercialisation des véhicules comme les droits de douane et les droits de consommation.

Cette étude avait confirmé la nécessité d’adopter des mesures incitatives en faveur du véhicule électrique étant donné que son coût d’achat était très élevé. La proposition initiale formulée conjointement entre les ministères de l’Energie et de l’Environnement portait sur l’octroi d’une subvention pour l’acquisition d’une voiture électrique avec des facilités de financement à travers des crédits bonifiés afin de combler l’écart de prix entre la voiture électrique et la thermique. Or, le gouvernement de l’époque n’a pas voulu aller dans cette voie tout en décidant, néanmoins, de réduire de 30% les droits de consommation en faveur des voitures hybrides rechargeables et non rechargeables.

Nous nous sommes fixés pour objectif d’atteindre 5000 voitures électriques en 2025 dont 1000 pour le secteur public.

Nous avons toutefois constaté que cette décision n’a rien apporté et n’a eu aucun impact sur le marché. Nous avons donc continué à travailler et à discuter d’éventuelles nouvelles mesures avec le ministère des Finances. Nous sommes parvenus finalement en 2021 à opter pour de nouvelles dispositions dans la loi de finances consistant à supprimer les droits de douane qui étaient de 30% pour les véhicules électriques avec la réduction de 50% des droits de consommation pour les voitures hybrides. En fait, avec ces nouvelles mesures, les droits de consommation pour les voitures hybrides ont été réduits de 65% et de 100% pour les voitures électriques en comparaison avec 2017. En 2024, d’autres mesures ont été adoptées comme la réduction de 50% des frais d’immatriculation pour les véhicules électriques et hybrides.

De plus, la TVA a été ramenée de 19 à 7%. En somme, l’acquisition, par exemple, d’une voiture électrique d’une valeur de 20.000 dollars, bénéficie désormais d’un privilège fiscal d’à peu près 30.000 dinars. Ce qui devrait avoir un impact palpable sur le marché et les prix de vente.

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Les différents intervenants ont, par ailleurs, revendiqué un cadre tarifaire et réglementaire clair organisant le service de recharge de la voiture électrique afin de pouvoir exercer cette activité sans aucun obstacle. Je dois préciser, dans ce même registre, que cette question ne relève pas des prérogatives de la STEG mais plutôt du ministère de l’Industrie et de l’Energie. Son secrétaire d’Etat s’est en effet engagé au mois de mai dernier à élaborer un cadre réglementaire lequel a été bel et bien achevé fin août dernier.

L’orientation que nous avons choisie était extraordinaire en considérant la recharge d’une voiture électrique comme étant une prestation de service comme l’achat d’un café ou l’entretien d’un véhicule pour qu’elle soit facturée sur cette base et non pas comme une revente de l’électricité. Et pour que cela soit juridiquement acceptable, nous devons maintenant rajouter le service de recharge des voitures électriques dans la nomenclature d’activités tunisiennes. La démarche a été initiée en partenariat avec l’INNORPI (Institut national de la normalisation et de la propriété industrielle) et la norme a été créée, en attendant sa publication prochaine sous forme d’arrêté ministériel par la ministre de l’Industrie, des Mines et de l’Energie.

Un autre cadre organisant l’activité sous ses aspects techniques et de sécurité est de même nécessaire. Un cahier des charges détaillé a été aussi élaboré avec l’aide d’un expert juridique. Il sera publié prochainement dans un arrêté conjoint par les ministres de l’Industrie et de l’Equipement. Une fois ces deux arrêtés sortis, il n’y aura plus aucun empêchement juridique devant l’installation des bornes de recharge. Il suffira d’appliquer le cahier des charges. Mais il restera la question de l’augmentation de la puissance du compteur électrique qui nécessitera l’avis de la STEG. Les entrepreneurs devront en effet la consulter sur la possibilité d’en augmenter la puissance dans la zone en question.

J’ajoute que pour un travail plus coordonné, une autre décision devrait être prise prochainement. Il s’agirait de désigner l’ANME en tant que coordinateur général entre les différents intervenants dans le but d’assurer le contrôle de l’application du cahier des charges et tous les aspects techniques liés à l’activité de recharge électrique.

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« Nous avons lancé un appel d’offres pour la mise en place d’une stratégie claire à long-terme ».

Les tarifs de recharge seront-ils administrés ?

Les prix ne devaient pas être administrés étant donné que l’installation d’une borne utilisant le courant alternatif est beaucoup moins chère qu’une borne utilisant le courant continu (DC). En termes de coût, de temps de recharge et d’aspects techniques liés à la recharge, il y a une grande différence entre les types de bornes. Il est donc difficile de fixer un tarif pour chaque puissance. Nous avons décidé pour cette raison de laisser au promoteur la charge de fixer ses prix, surtout que celui-ci est tenu d’informer au préalable le ministère de tutelle des tarifs appliqués et de tout changement effectué d’autant plus que, selon les études, la recharge publique ne représente que 10% des besoins de recharge du consommateur.

C’est une recharge d’appoint pour que l’automobiliste puisse continuer sa route et atteindre sa destination tandis que la partie importante de la recharge se fait généralement à domicile. Pour 20.000 km, par exemple, parcourus pendant un an, 10% seulement de l’autonomie nécessaire sont rechargés via des bornes rapides et semi-rapides. Le coût ne va donc pas avoir un impact important sur l’approvisionnement en électricité. La concurrence va, de son côté, jouer en faveur de la réduction des prix.

Selon l’étude que nous avons effectuée, le prix d’une séance de recharge sur une borne rapide devrait être entre 1 et 1,5 DT pour qu’elle soit rentable. Nos estimations sont calculées en fonction de plusieurs paramètres dont le nombre de voitures électriques en circulation actuellement en Tunisie avec l’objectif d’atteindre 5000 véhicules électriques l’année prochaine et 50.000 à l’horizon 2030. Cela, néanmoins, reste tributaire du business plan de chaque promoteur et du nombre de bornes qu’il envisage d’installer.

Il est important également de savoir que dans de nombreux pays avancés en termes de mobilité électrique, au démarrage de l’activité, la recharge avait constitué un produit d’appel, par exemple, dans les stations-service, les magasins et les grands espaces pour attirer les automobilistes et leur vendre d’autres services. Le marché va, de toute façon, s’organiser tout seul.

Comment la Tunisie pourra-t-elle se positionner en amont par rapport à la mobilité électrique, soit au niveau du secteur industriel ?

 Un grand travail est à mener et nous devons le prévoir. Pour cela, nous avons lancé un appel d’offres pour la mise en place d’une stratégie claire à long-terme, soit à l’horizon 2050. Il s’agira de définir les différentes étapes à entreprendre concernant toutes les phases y compris la gestion des déchets provenant de la voiture électrique. L’Etat doit avoir toutes les réponses aux différentes questions pour toute la chaîne à partir de la production de la voiture en passant par les bornes de recharge et le cadre tarifaire en arrivant à la gestion des déchets. Nous allons donc mettre en place une feuille de route englobant tous ces aspects. Je cite l’exemple des grands rouleurs comme les taxis où le changement de batterie se fera après 5 ou 7 ans d’utilisation.

Il faut s’y préparer dès maintenant. A l’échelle mondiale, il y a des pays qui ont choisi de réserver de grands cimetières pour les batteries. D’autres ont donné une deuxième vie aux batteries en les réutilisant dans d’autres activités ne nécessitant pas de grande puissance ou pour faire fonctionner des petits moteurs. L’étude que nous prévoyons d’effectuer va nous aider à déterminer les meilleures orientations à adopter en relation avec la fin de vie de la batterie.

L’acquisition d’une voiture électrique d’une valeur de 20.000 dollars bénéficie d’un privilège fiscal d’à peu près 30.000 dinars

Quant à l’activité industrielle, des mesures ont été d’ores et déjà décidées en faveur de la voiture électrique au niveau de l’importation, outre d’autres mesures horizontales prises permettant de bénéficier de privilèges fiscaux sur les intrants de fabrication de la voiture électrique susceptibles de réduire le coût de production. À cela s’ajoutent l’extension du privilège fiscal pour les intrants utilisés dans la production de bornes de recharge et l’avantage fiscal pour les importateurs des bornes de recharge électrique qui paient désormais 10% de droits de douane au lieu de 43% et 7% de TVA au lieu de 19%. Je rappelle, toutefois, que ces mesures sont  temporaires en attendant d’avoir des fabricants tunisiens de bornes de recharge.

Nous devons, de même, encourager l’industrie tunisienne et la pousser vers la fabrication de la batterie de voiture électrique parce qu’il y a une analogie entre celle-ci et le photovoltaïque. Le plus difficile demeure la fabrication des cellules nécessitant la maîtrise de la technologie. Importer ces cellules et réaliser le reste en Tunisie est l’une des solutions envisageables vers l’industrialisation de la batterie en Tunisie. Pour ce faire, nous avons proposé dans le cadre de la loi de finances de 2025 de réduire les droits de douane sur l’importation de ces cellules.

En parlant de la mobilité électrique, faut-il commencer d’abord par le transport public ?

Nous devons lancer tous les chantiers ensemble. Pour cela, le transport collectif et les utilitaires bénéficient des mêmes avantages fiscaux octroyés à la voiture électrique en 2024. Nous œuvrons, par ailleurs, à l’obtention d’un financement permettant l’acquisition de bus électriques. Nous travaillons avec les municipalités de Tunis et de Sfax sur des projets dans le cadre du financement climatique. Nous sommes actuellement en dernière phase. Les requêtes ont été lancées et nous sommes en discussion avec les bailleurs de fonds.

Nous avons prévu la subvention pour l’achat de 50 voitures électriques au profit des entreprises publiques pour une somme totale de 500.000 dinars.

Il faut dire aussi que nous sommes conscients de la nécessité d’agir vite dans la mobilité électrique, que ce soit pour le transport collectif ou individuel. Si le collectif est prioritaire, l’individuel est aussi important et nous devons trouver le moyen pour permettre au consommateur de switcher du thermique à l’électrique sans que la facture ne soit « salée ».


Quid du projet de l’électrification du parc automobile administratif ?

Nous avons élaboré un programme d’acquisition de véhicules électriques au profit des entreprises publiques portant sur l’octroi d’une subvention de 10.000 dinars pour chaque voiture électrique. Pour l’année en cours, nous avons prévu de subventionner l’achat de 50 voitures électriques pour une somme totale de 500.000 dinars. Nous avons lancé l’appel à candidatures pour les entreprises publiques souhaitant adhérer à ce projet. Celles-ci ont exprimé leur besoin pour 70 voitures réparties sur 50 entreprises publiques.

Nous allons donc essayer d’ajuster le budget avec le ministère des Finances pour satisfaire l’ensemble des demandes. Il s’agira d’un achat groupé géré par l’ANME. Je rappelle, dans ce sens, que nous nous sommes fixés pour objectif d’atteindre 5000 voitures électriques en 2025 dont 1000 pour le secteur public. Dans nos discussions avec le ministère des Finances, nous avons proposé de consacrer un budget pour l’année prochaine ou de prévoir un programme clair de subvention pour les années à venir, notamment pour les ministères ayant un besoin important de véhicules comme l’Agriculture, l’Equipement et la Santé. Nous allons également étudier le marché et voir aussi la possibilité de généraliser cette subvention sur le secteur privé.

Malgré l’amélioration de l’offre en véhicules électriques en 2024, tous les concessionnaires n’y adhèrent pas pleinement. Qu’en pensez-vous ?

Cela s’inscrit dans le cadre de leur business plan. Nous souhaiterions toutefois un effort supplémentaire de leur part pour aider à booster les ventes de l’électrique. En réalité, nous ne sommes pas assez satisfaits de l’offre des prix proposée pour les voitures électriques. Réduire leur marge de bénéfice, par exemple, pourrait aider dans cette phase à inciter le consommateur à aller vers la voiture électrique. Se lancer dans la mobilité électrique nécessite certes un investissement important dans les équipements et la formation du personnel pour l’acquisition des savoirs nécessaires mais il y a un véritable besoin durant cette phase de démarrage de partager ensemble les coûts. Nous souhaiterions avoir des prix plus abordables, sous la barre de 90.000 dinars. Il s’agirait de même d’inciter les grands rouleurs à migrer vers l’électrique, sachant qu’un seul taxi équivaut à 5 voitures en termes d’occupation de l’espace public et de la consommation de carburant.

La Chambre des concessionnaires automobiles est-elle impliquée dans votre démarche ?

Nous sommes en consultation permanente avec la Chambre et nous ajustons parfois notre démarche selon ses souhaits s’ils s’accordent bien entendu avec l’orientation de l’Etat. Sur certaines questions, nous ne nous contentons pas de l’avis de la Chambre en invitant également chacun des concessionnaires à exprimer son opinion.

Est-il envisageable de réviser les mesures incitatives en vigueur en faveur du véhicule électrique dans les prochaines années ?

J’exclus cette hypothèse pour la loi de finances 2025. Nous sommes actuellement en phase de collecte des données en collaboration avec le ministère du Commerce, la Douane et les services de la législation fiscale issus du ministère des Finances pour pouvoir évaluer l’impact sur le marché des mesures incitatives octroyées en 2018, 2022 et 2024. Je pense qu’à partir de 2026, il y aura probablement des ajustements.

Propos recueillis par Kèmel CHEBBI

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